Europe : pour changer de cap
Bruno Amable (Paris-I), Angel Asensio (Paris-XIII), Michaël Assous (Paris-I), Philippe Batifoulier (Paris-X), Laure Bazzoli (Lyon-II), Rachid Belkacem (Nancy-II), Mathieu Béraud (Nancy-II), Eric Berr (Bordeaux-IV), Laurent Cordonnier (Lille-I), Elisabeth Cudeville (Paris-I), Jean-Paul Domin (Reims), Anne Eydoux (Rennes-II), David Flacher (Paris-XIII), Maryse Gadreau (Dijon), Ariane Ghirardello (Paris-XIII), Anne Isla (Toulouse-II), Florence Jany-Catrice (Lille-I), Hugues Jennequin (Rouen), Thierry Kirat (CNRS), Dany Lang (Paris-XIII), Florence Lefresne, Michel Maric (Reims), Jérôme Maucourant (Saint-Etienne), Jacques Mazier (Paris-XIII), Matthieu Montalban (Bordeaux-IV), Stefano Palombarini (Paris-VIII), Dominique Plihon (Paris-XIII), Muriel Pucci (Paris-I), Christophe Ramaux (Paris-I), Gilles Raveaud (Paris-VIII), Jacques Sapir (EHESS), Richard Sobel (Lille-I), Nadine Thèvenot (Paris-I), Damien Talbot (Bordeaux-IV), Bruno Tinel (Paris-I), Franck Van de Velde (Lille-I).
Trente six économistes qui n’étaient membres ni du PCF, ni des courants du PS qui ont créé le Parti de Gauche, ont décidé de soutenir la démarche unitaire du Front de gauche pour les élections européennes. Ils soumettent au débat les propositions suivantes.
Le contrôle des banques et de la finance
La prohibition des filiales «hors bilan» et des transactions avec les paradis fiscaux est indispensable pour en finir avec la finance parallèle qui nourrit spéculation et évasion fiscale. Les banques doivent être sous contrôle public. L’accès au crédit gagne à avoir une offre diversifiée avec une certaine concurrence. Mais un pôle de banques publiques articulé à des banques coopératives permettrait cela en protégeant la monnaie comme bien public. Les nationalisations en cours, menées trop timidement, en offrent l’opportunité. La Banque centrale européenne doit compter le plein-emploi et la stabilité financière parmi ses objectifs principaux et doit cesser d’échapper à tout contrôle politique. Simultanément, il faut mettre un terme à la domination des seuls actionnaires sur les entreprises.
Relance et planification écologique
Alors que les Etats-Unis et la Chine déploient des plans massifs de relance, l’Europe est à la traîne. Le budget de l’Union ne représente que 1 % du PIB européen. En Europe même, ce sont les Etats qui recapitalisent les banques et adoptent des plans de relance. Mais ceux-ci sont indigents, en particulier en France. Les pays européens s’accrochent à la désinflation compétitive : l’austérité salariale et budgétaire est durcie, pour prendre des parts de marché aux «partenaires» y compris européens. L’Europe a les moyens d’une autre ambition : une hausse coordonnée des salaires et des prestations chômage, en particulier, articulée à un plan de soutien, financé par un emprunt de l’Union équivalent à 2 % de son PIB, pour les transports publics et la rénovation écologique des bâtiments notamment. Car la crise doit être l’occasion de changer de mode de développement. Il ne s’agit plus de produire toujours plus, mais mieux. Et cet impératif écologique, qui met en jeu le long terme, mérite une véritable planification plutôt que les marchés de droits à polluer.
Réhabiliter services publics et impôt
Déficits et dette ne sont pas des maux en soi : ils permettent de lancer des activités. Pendant des années, les citoyens ont entendu parler du «trou du public», jamais du «trou du privé» autrement plus important. Du point de vue libéral, seul le privé crée de la richesse ce qui légitime sa dette. Mais une infirmière ou un enseignant du public créent aussi de la richesse. Quelles activités doivent relever du public, du privé ou bien de l’économie sociale ? Cette question doit revenir au cœur du débat. Le public a des arguments pour lui, la faillite du système de santé américain en témoigne. L’impôt n’est pas un fardeau qui grève le privé afin de financer des activités «improductives». Les «prélèvements obligatoires» financent des prestations sociales qui soutiennent la consommation. Ils rémunèrent également le travail des fonctionnaires dont le produit est accessible gratuitement. Le gouvernement vient d’offrir 2,5 milliards d’euros pour la restauration. Au mieux 40 000 emplois sont attendus. Près de 100 000 postes de fonctionnaires auraient pu être créés. Les besoins ne manquent pas : hôpital, accueil de la petite enfance pour réduire les inégalités hommes-femmes, etc. La crise exige de revenir sur la concurrence fiscale et sur la contre-révolution fiscale – le «bouclier» notamment – qui mettent à mal la progressivité de l’impôt et creusent les déficits. L’Europe ne grandirait-elle pas à être pionnière en retenant la règle d’un écart maximal de revenu ?
Plein emploi et droits sociaux
La mondialisation libérale est une catastrophe pour l’environnement. Fermer des usines en Ecosse, proches du lieu de pêche, pour décortiquer des langoustines en Thaïlande, puis les réimporter : est-ce cela le rêve européen ? Favoriser la relocalisation des activités et celles qui polluent peu est une première façon de concilier plein emploi et écologie. Il en est une autre : la baisse du temps de travail. Son mouvement séculaire a été stoppé, ce qui, avec l’austérité salariale, a permis la hausse des profits non réinvestis. L’assouplissement des heures supplémentaires qui joue contre les hausses de salaire est une calamité pour l’emploi. Le chômage qui s’accélère appelle des plans de soutien mais aussi une réduction généralisée du temps de travail. Un emploi décent pour tous : ne serait-ce pas une meilleure façon de faire vivre le rêve européen ? Compte tenu des inégalités de développement, il importe que le socle des droits sociaux soit défini au niveau national. S’il était européen, ce que le patronat préconise, cela se traduirait par une régression pour la plupart des travailleurs. Est-ce à dire que l’Europe ne peut rien ? Elle peut mais à condition que les principes de «convergence par le haut» et de «non-régression sociale» soient posés comme premiers, en lieu et place de la «concurrence libre». L’Union pourrait, en outre, retenir la norme d’un salaire minimum égal au moins à 60 % du salaire moyen. En France, cela se traduirait par une hausse du Smic net de 180 euros par mois. Les pays d’Europe de l’Est sont éloignés de cette norme. Une telle mesure permettrait de réduire la pression en faveur des délocalisations. Elle doit être articulée à un soutien à ces pays, qui, lâchés par l’Union, sont contraints d’accepter les plans d’ajustement du FMI. Le marché peut faire bien des choses, mais ne peut pas tout. L’intervention publique est nécessaire. Les Etats-nations ont des marges de manœuvre. Par sa puissance, l’Europe est néanmoins un cadre idéal pour une autre politique. Mais cela ne pourra pas se faire si prévalent la libre circulation des capitaux et la possibilité pour les entreprises de localiser librement leur production dans des pays à bas coûts pour la réimporter ensuite. Quelles formes doivent prendre ces protections ? Le débat mérite d’être ouvert, en partenariat avec les pays du Sud.